Longue de 150 km, la route nationale N°16 ou encore CU09 (de Koupéla à la frontière du Togo) est l’une des plus fréquentées par les transporteurs burkinabè, maliens et ghanéens pour rejoindre le port de Lomé. Construite au début des années 90, elle avait atteint un état de dégradation très avancée avec des conséquences négatives sur les plans économique, social et sécuritaire. Pour résoudre ces difficultés et améliorer le trafic, les autorités du Burkina ont décidé de sa réhabilitation. En mars 2009, elles obtiennent un appui de la Banque africaine de développement (BAD), matérialisé par la signature d’un protocole de don et d’un accord de prêt le 19 juillet 2012. Prévus pour 24 mois, les travaux devraient être terminés en octobre 2016 au plus tard. C’est finalement le 21 mars 2019 que la route a été inaugurée, soit plus de 3 ans après. Pourquoi les travaux ont-ils accusé un retard aussi considérable ? Respectent-ils les clauses prévues ? Nous avons essayé de comprendre !
Depuis la crise politique survenue en Côte d’Ivoire en 2002, les importateurs et exportateurs burkinabè ont été contraints de trouver d’autres axes de ravitaillement. Ils se sont orientés principalement vers le corridor togolais, augmentant du même coup la pression sur cette route.
Des responsables de sociétés de transport en commun et des chauffeurs se souviennent de ce qu’ils ont vécu sur ce corridor. Selon Yaméogo Oumarou, chauffeur de camions reconverti en conducteur de taxi-moto dans la ville de Tenkodogo, à l’époque, la densité du trafic donnait l’impression que tous les camions du Burkina passaient sur cette route. Cette affirmation en dit long sur l’importance du trafic qui a contribué à la forte dégradation de la route. Les dégâts causés par le mauvais état sont aussi inestimables : les pannes, les accidents, l’inconfort, les plaintes des passagers étaient légion, sans oublier l’incertitude d’arriver sain et sauf à destination. Yaméogo Oumarou, qui empruntait la route à partir de Tenkodogo jusqu’à la frontière du Togo comme conducteur de camion de transport de voyageurs, en a souffert. Entre deux soupirs, Yaméogo Oumarou explique que le trajet, long de moins d’une centaine de kilomètres, pouvait durer deux jours pour un aller-retour, quand les pannes n’étaient pas très graves.
Les responsables de certaines sociétés de transport en commun se souviennent également du mauvais état de la route. C’est le cas de Diao Yaya, patron de la SOTRADYF, une société qui assure le transport en commun sur l’axe Tenkodogo- Ouagadougou. Il confie que son activité devenait de plus en plus difficile. En plus des plaintes régulières des clients, son parc automobile a connu des difficultés avec de nombreux véhicules endommagés. «Mais que pouvait-on faire ? Il fallait vite réparer», dit-il. Il affirme avoir déboursé d’importantes sommes d’argent pour les réparations et des renouvellements de véhicules, du fait de l’état de la route.
Au regard de tous ces dégâts, le «projet de réhabilitation de la route Koupéla-Bittou-Cinkansé- Frontière du Togo» était devenu une préoccupation au plus haut niveau de l’Etat. Il a alors été proposé à la Banque africaine de développement (BAD) par le Burkina pour financement. Le dossier a été examiné et approuvé au cours de la session du 11 février 2009 du Conseil d’administration de la BAD. Le 19 juillet 2012, le ministre de l’Economie et des Finances du Burkina d’alors, Lucien Marie Noël Bembamba, et la Représentante résidente de la BAD procédèrent à la signature d’un protocole de don et d’un accord de prêt. Un appel d’offres international, a par la suite, été lancé par le ministère des Infrastructures et du Désenclavement pour recruter les entreprises. Le marché à exécuter en deux ans et composé de trois lots a été publié en septembre 2012, soit deux mois après les signatures du protocole de don et de l’accord de prêt. Le résultat des dépouillements a été publié le 25 avril 2014. La société tunisienne, Société de routes et de bâtiments (SOROUBAT), qui venait d’installer des bureaux à Ouagadougou, décroche les lots 1 et 3 d’un montant de 59.018.578.148 FCFA HT-HD, soit 74.405.718.016 FCFA TTC. La notification lui a été faite le 13 mai 2014 par la lettre n° 00679/MEF/SG/DG-CMEF. Le lot 2 a été décroché par l’entreprise SACBA/TP de la richissime Alizèta Ouédraogo, belle-mère de François Compaoré, frère cadet du Président Blaise Compaoré, surnommée «la belle-mère nationale».
«Mon problème, c’est les bailleurs!»
En publiant l’annonce de l’attribution du marché, la BAD précise sur son site que les travaux devaient démarrer le 20 juin 2014. Mais c’est le 23 octobre 2014 que la cérémonie de lancement, présidée par les Premiers ministres du Burkina et du Togo, a eu lieu à Cinkansé. Après cette cérémonie de lancement, ce fut un long silence. Les usagers ont dû encore prendre leur mal en patience.
Nous avons rencontré le Directeur général de l’entreprise SOROUBAT, Abdesslem Louati, le 1er février 2019, pour comprendre les retards qui ont émaillé l’exécution du projet. Il pointe un doigt accusateur sur la BAD (principal bailleur de fonds du projet) et le gouvernement burkinabè comme responsables de ce retard. «C’est vrai que le marché a été attribué en 2014 mais réellement, c’est en 2015 que nous avons commencé les travaux », confie-t-il. Il poursuit en disant : «Mon problème, ce sont les bailleurs. Ce sont des grands bailleurs et ce sont eux qui imposent le rythme ». Il soutient que si les déblocages des fonds avaient été faits plus rapidement, les travaux ne prendraient pas autant de retards. «Ce n’est pas comme les petits bailleurs de la sous-région qui sont plus rapides que la BAD dans le processus de mise à disposition des fonds». A l’en croire, les bailleurs de fonds comme la Banque africaine de développement (BAD) sont si puissants qu’ils imposent aux gouvernements leur tempo.
En plus de la BAD, le patron de SOROUBAT accuse le gouvernement de lenteurs administratives. «Le délai contractuel initial, c’est deux années. Mais le projet a connu beaucoup de modifications», fait-il remarquer. De quelles modifications s’agit-il ? Abdesslem Louati explique qu’au départ, «les caractéristiques techniques de la route ne lui accordaient pas une longue vie». toujours selon les raisons avancées par le DG de SOROUBAT, le gouvernement a fait des modifications pour avoir une route en «béton bitumineux à module élevé» (BBME) pour lui assurer une longue durée de vie. Nous demandons alors les spécifications techniques du projet. «Je ne peux pas vous communiquer les documents demandés puisqu’ils contiennent des informations confidentielles comme les prix et autres», répond le DG. Cependant, dans le rapport d’évaluation de la BAD de juillet 2008 (page 3), il y est indiqué les solutions techniques retenues. On peut y lire qu’il sera construit à certains endroits 5 cm de béton bitumineux (BB) et en d’autres, en grave bitume (GB) de 7 à 10 cm. Dans un courrier de demande d’informations adressé au ministère des Infrastructures, nous avons voulu vérifier, entre autres, cette information. La correspondance n’a pas eu de réponse de la part du ministère.
« Nous sommes perdants dans cette affaire»
Et si les travaux ont finalement commencé en 2015, comme indiqué par le DG de SOROUBAT, pour durer 24 mois, ils devraient être livrés en fin d’année 2017 au plus tard. Ce rendez- vous n’a pas été tenu. Pourquoi les travaux ne sont toujours pas terminés en janvier 2019 ? A cette question, le DG de SOROUBAT marque un grand étonnement et nous interroge : «Comment vous avez su ça» ? La route est ouverte à la circulation et cela est suffisant, répond le DG. Il recevrait même des félicitations.
Nous avons fait le déplacement sur le terrain du 24 au 26 janvier 2019. Le premier constat est que le «camp de base » de la société était toujours sur l’axe. Certes, les machines ne travaillent plus, mais le chantier n’a pas encore fait l’objet de livraison. Seul le lot 1 l’a été de façon provisoire le 24 janvier 2019, selon le DG. Néanmoins, il reste que le retard est consommé depuis la fin de l’année 2017. Cela est confirmé par le Directeur général de SOROUBAT lui-même. En effet, dans une interview accordée à un confrère en fin d’année 2018, il affirmait que pour son entreprise, il y avait des chantiers qui «sont en voie d’achèvement». Il ajoutait qu’il s’agissait des «lots 1, 2 et 3 des chantiers de réhabilitation de la route communautaire CU9 Koupéla-tenkodogo-Bittou-Cinkansé, longue de 154 km ». (ndlr : http://econo- miesafricainesmagazine.fr/ entretien-directeur-gene- ral-de-soroubat-burkina- faso/).
Pourtant, à la date de notre entretien, soit le 1er février 2019, seul le lot 1 a été provisoirement livré. Une autre raison a également été avancée par le DG pour justifier les retards. A ce sujet, il évoque la construction des doubles voies aux agglomérations de Koupéla, Tenkodogo, Bittou et Cinkansé qui n’était pas prévue dans le projet.
Il convient de relever que l’entreprise a eu droit au moins à un avenant de 3.000.000.000 FCFA selon son DG. Mais, que valent 3.000.000.000 FCFA d’avenant pour un marché de 30.000.000.000 FCFA (ndlr : pour un lot uniquement). Interroge-t-il.
«Certes, il s’agit d’un avenant mais cela ne couvre même pas les frais directs de chaque mois. Nous, on est perdant dans cette affaire», confie-t-il. Selon un cadre de l’institution en charge de la régulation des marchés publics, qui a requis l’anonymat, la règlementation indique qu’un avenant ne devrait pas excéder 15% du montant du marché. Ce cadre précise que l’avenant de 3.000.000.000 FCFA, soit 14,59%, offert à SOROUBAT, est un montant maximum.
Difficile accès à l’information
Pour savoir si les reproches de l’entreprise sont fondés, nous avons essayé d’avoir la position du gouvernement à travers le ministère en charge des infrastructures. Notre courrier, envoyé depuis le 15 janvier 2019 et qui était resté tout ce temps sans réponse, sera finalement traité le 12 mars à la faveur d’une énième relance. Le service communication du ministère précise alors «que la route est finie et qu’elle sera inaugurée le jeudi 21 mars ». Malgré notre insistance pour en savoir davantage sur les spécifications techniques et les raisons de ce retard, notre interlocuteur n’en dira pas plus.
Du côté de la BAD, nous avons tenté d’avoir leur version de la situation avec le Bureau régional sans succès. Le 5 février 2019, nous avons envoyé un mail au service communication du Bureau régional de la BAD. En guise de réponse, Botty Bi Gohe P. du département de la communication et des relations extérieures de la BAD précise :
«Nous accusons réception de votre requête et nous apprécions l’intérêt que vous portez sur les activités du Groupe de la Banque africaine de développement. Nous vous reviendrons sous peu». Depuis, plus rien !
Cependant, certaines sources internes au ministère affirment que l’exécution de ce marché par la société SOROUBAT n’a pas été du tout aisée. Des cadres au sein de cette institution ne manquent pas de remettre en cause le non-respect du cahier des charges par l’entreprise. Selon les principes de fonctionnement de cette institution, des rapports d’évaluation des interventions financières sont obligatoires tous les six mois. Mieux, le rapport d’évaluation de juillet 2008 exige que les rapports annuels d’évolution des travaux soient transmis à la BAD par le gouvernement du Burkina. Cela reste à confirmer par le ministère en charge des infrastructures.
L’insurrection populaire est passée par là
Comme relevé plus haut, le lot 2 de ce marché avait été attribué à SACBA-TP de Alizèta Ouédraogo, «la belle-mère nationale. » La PDG Alizèta Ouédraogo ayant fui le pays à la suite de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, son entreprise, qui a mis la clé sous le paillasson, a abandonné le marché. Le contrat sera par la suite résilié.
Selon le ministre en charge des transports, Souleymane Soulama, répondant aux questions des députés à l’Assemblée nationale le 28 octobre 2016, «nous avons constaté que le taux d’exécution était à 0%, pour un délai consommé de 31%, et pour faire court, nous avons purement et simplement résilié ce marché et nous l’avons passé à l’entreprise qui était déjà sur le terrain (ndlr : SOROUBAT) pour 29 km.» Le DG de SOROUBAT confirmera que son entreprise a effectivement hérité du lot 3 abandonné par SACBA-TP et devenait, du même coup, attributaire des 3 lots de la réhabilitation de la route.
Par Aimé NABALOUM
Les attributions initiales pour SOROUBAT
Lot 1 : SOROUBAT pour un montant de vingt-neuf milliards cinq cent cinquante-six millions cent mille six cent trente-un (29 556 100 631) FCFA HT-HD, soit trente-sept milliards deux cent sept millions trois cent cinquante mille trois cent soixante-quatre (37 207 350 364) FCFA TTC avec un délai d’exécution de vingt-quatre (24) mois, y compris les saisons de pluies.
Lot 3 : SOROUBAT pour un montant de vingt-neuf milliards quatre cent soixante-deux millions quatre cent soixante-dix-sept mille cinq cent dix-sept (29 462 477 517) FCFA HT-HD, soit trente-sept milliards cent quatre-vingt-dix-huit millions trois cent soixante- sept mille six cent cinquante-deux (37 198 367 652) FCFA TTC avec un délai d’exécution de vingt-quatre (24) mois, y compris les saisons de pluies.
Source : Site internet BAD : https://www.reporterbf.net/rehabilitation-de-la-route-koupela-frontiere-du-togo-3-ans-de-retards-en-violation-des-clauses-contractuelles/
Aimé NABALOUM