Combien étaient-ils, ce 16 décembre 1998,dans les rues de Ouagadougou ?
Vingt mille, trente mille, cinquante mille, selon les sources. C’est une marée humaine qui, ce 16 décembre 1998, a accompagné, la dépouille de Norbert ZONGO, le long des onze kilomètres séparant la morgue du cimetière de Gounghin. La veille, les étudiants, les élèves et une frange importante de la jeunesse de la capitale avaient pris d’assaut les rues de la capitale et s’étaient attaqués particulièrement aux biens et aux insignes du parti au pouvoir. “Pouvoir assassin”, “justice pour Norbert Zongo” clamaient leurs slogans.
Celui que des milliers de Burkinabè suivent ainsi dans la douleur et la colère, ce 16 décembre, est tombé dans un piège savamment tissé par ses assassins, le 13 décembre 1998, aux environs de 15 h, à Sapouy, localité située à 100 km de Ouagadougou. Norbert ZONGO et trois personnes qui l’accompagnaient ont été mitraillés à bout-portant avant d’être brûlés leur voiture. Dès le lundi matin, dans les bureaux et les rues de Ouagadougou, la rumeur bruissait : “Norbert ZONGO est mort”. “Incroyable” disaient les uns, “impossible” répétaient les autres. On aurait tant voulu ne pas y croire, mais on pressentait que c’était vrai…
Celui dont le nom circule alors sur toutes les lèvres était un homme-orchestre : journaliste, directeur de publication, écrivain, scénariste, conférencier, militant des droits de l’Homme, animateur d’associations, photographe, guide de chasse… Extrêmement populaire, il a marqué ses compatriotes par sa grande indépendance d’esprit et son attachement profond aux libertés humaines, dont celle d’expression.
Une vocation tenace
Norbert ZONGO est venu au journalisme par vocation. Ses condisciples racontent qu’élève instituteur au Cours Normal de Koudougou, dans les années 1960, il confectionnait un “libelle” intitulé La voix du Cours normal. Il le rédigeait sur les feuilles de ses cahiers d’écolier et l’alimentait grâce aux informations recueillies sur les ondes des stations de radiodiffusion internationales.
En 1969, il obtient son Brevet d’Études du Premier Cycle et se met ensuite à enseigner. Mais il rêve déjà d’un autre avenir, mettant tout en œuvre pour que sa carrière d’instituteur soit la plus brève possible (1969-1978). En 1978, le baccalauréat en poche, il tente une capacité en droit à l’Université d’Abidjan. L’appel du journalisme se fait de plus en plus pressant et Norbert est finalement admis, en 1979, à l’Institut Supérieur de Presse du Conseil de l’Entente de Lomé, au Togo. Suite à des prises de position politiques, les autorités togolaises l’expulsent en 1981. De retour au Burkina, il est arrêté et détenu à la gendarmerie de Ouagadougou, une année durant.
En 1984, il rejoint l’École Supérieure de Journalisme de Yaoundé au Cameroun. Il en revient en 1986 et forge alors ses premières armes dans les organes de presse d’État : au quotidien Sidwaya d’abord, puis à l’hebdomadaire Carrefour Africain. Il collabore régulièrement aux journaux privés Le Journal du Jeudi et La Clef. Ses analyses critiques sur la vie nationale dans ces organes amènent le pouvoir en place à l’affecter à Banfora, bourgade située à 450 km de Ouagadougou. Il refuse d’obéir à cet ordre, rend sa démission et crée son propre journal, l’hebdomadaire L’Indépendant en juin 1993.
Il signe ses articles du nom de plume Henri Sebgo, qu’il a adopté depuis sa collaboration au Journal du Jeudi. Son journal est lu et commenté tous les mardis, dans les hameaux les plus reculés du Burkina. Élu président de la Société des Éditeurs de la Presse privée du Burkina (SEP), Norbert Zongo noue des contacts avec les chancelleries et obtient des aides matérielles conséquentes. Ces soutiens lui permettent de lutter contre les multiples contraintes qui pèsent sur la presse privée au Burkina, dont le coût très élevé des facteurs de production et le manque de formation des rédacteurs.
Un credo : les droits humains
“Les enfants de Garango”, “Les événements de Réo”, “l’affaire David Ouédraogo”, “la veuve Somé”… : toutes les histoires mettant en jeu les violations de droits de l’Homme, la corruption, les atteintes aux libertés publiques, les spoliations des plus démunis ; tous les cas d’injustice ont toujours trouvé une place dans l’hebdomadaire L’Indépendant. Sous la plume acerbe de Henri Sebgo, les histoires les plus sombres de la IVe République étaient mises à nu, analysées, commentées. Les victimes y trouvaient du réconfort et les bourreaux tombaient en rage.
Norbert ZONGO était par ailleurs un militant actif du Mouvement Burkinabè des Droits de l’Homme et des Peuples. Il se joignait souvent aux activités de cette structure en parcourant le pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud pour y délivrer des conférences. Ce qui, sans aucun doute, a contribué à la notoriété du journal L’Indépendant et à la popularité de Henri Sebgo.
Au cours des nombreuses rencontres et confrontations avec ses confrères journalistes, il a toujours répété que l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme a été adopté pour protéger les journalistes et qu’il appartient aux hommes de médias du Burkina d’en “abuser”. Certains thèmes relatifs revenaient de manière récurrente dans ses éditoriaux et ses conférences, reflétant les préoccupations fondamentales de cet humaniste : la liberté d’expression, les perversités de la dictature et des dictateurs, le rôle des intellectuels dans la lutte pour l’État de droit, le déséquilibre des rapports Nord-Sud, les dérives liées à la fascination par l’argent, l’importance de l’engagement du peuple dans le soutien à la démocratie… mais aussi le courage face à la mort quand on s’engage pour une cause que l’on sait noble.
De grande taille, doté d’yeux de félin, Norbert ZONGO faisait preuve d’une rectitude parfois proche de l’intransigeance. Sa fermeté sur certains principes était inébranlable : ainsi, pour lui, les questions relatives aux droits humains, au respect du peuple, à l’honnêteté ne se marchandaient pas. Mais cette exigence constante cachait un coeur d’or. Il était toujours prêt à partager ce dont il disposait, dépensant sans compter pour les plus démunis.
Dans Le parachutage, comme dans Rougbenga, deux de ces romans, Norbert Zongo décrit la quête de la liberté, la nécessité de vivre, le droit d’être. Il dépeint sans fausse pudeur les sociétés africaines coloniales et post-coloniales marquées par la corruption, l’affairisme, l’intolérance, l’exclusion, le culte de la personnalité.
Cette rigueur et cette passion guidaient aussi la pratique professionnelle de Norbert ZONGO. Il était fermement attaché aux grands principes de la recherche et la vérification des sources d’information. Le journalisme d’investigation, son domaine de prédilection, présente beaucoup de dangers en Afrique, mais jamais Norbert n’a failli à son double devoir d’informer et de respecter les règles de la profession.
Cette rigueur dans la recherche et la vérification de l’information, il voulait la transmettre à ses confrères et aux futurs journalistes. A la SEP, il avait initié un cours de techniques rédactionnelles au profit de certains journalistes de la presse privée. Au Centre National de Presse, qui porte désormais son nom, il partageait avec ses camarades le souci d’introduire la lecture des journaux dans les lycées et collèges.
Un baromètre de la société burkinabè
Norbert ZONGO, alias Henri Sebgo, était adulé par les uns, les plus nombreux certainement, et haï par les autres, ceux qui craignaient ses révélations sans doute, ceux qui ont fini par le tuer. Il ne laissait personne indifférent. L’Indépendant constituait un véritable baromètre de la société burkinabè et, en cela, Henri Sebgo rendait vraiment service à tous : gouvernants comme gouvernés. Les menaces qui pesaient sur lui, il les a évoquées de manière dramatiquement prémonitoire, comme le montrent certains des textes qui suivent.
Mais Henri Sebgo était le reflet de Norbert Zongo, perpétuellement enthousiaste et l’air avenant, toujours prêt à narrer une petite histoire pour dérider, pour faire rire. Après avoir échappé à la mort suite à une tentative d’empoisonnement en novembre 1998, il racontait à qui voulait l’entendre qu’il ne s’agissait que d’une intoxication alimentaire. Il en rigolait, même si, derrière son ironie, pointait l’inquiétude. Mais Norbert se moquait de sa propre peur…
Pour tromper l’angoisse, il se rendait régulièrement à son “ranch”. Passionné de chasse depuis sa plus tendre enfance, il avait créé, en 1994, un parc à gibier : le Safari-Sissili. Parti de rien, avec rien, il avait transformé cette zone giboyeuse envahie par les éleveurs en un lieu de chasse sportive et villageoise avec la participation des populations riveraines. Homme d’affaires très avisé, son ambition était de faire de cette contrée de la province de la Sissili, une zone de safari-vision pour les touristes, mais surtout de recherche et d’observation pour les enseignants et étudiants passionnés de faune et de flore. La mort l’a fauché à quelques kilomètres de ce ranch auquel il avait consacré ses fins de semaine, ses économies et une bonne part de son inépuisable énergie.
Toutes les couches sociales du Burkina se sont reconnues en ce supplicié du 13 décembre 1998. C’est pourquoi, depuis sa mort, les manifestations de solidarité et de compassion ont pris racine dans les villes et villages du Burkina, semblant dire “Norbert Zongo, qui comblera le vide que tu laisses derrière toi ?” Ses compatriotes se sont mobilisés, ne répondant à d’autre mot d’ordre que celui de leur cœur et de leur conscience citoyenne, comme s’ils cherchaient à infirmer cette parole que Norbert avait coutume de citer : “Le pire n’est pas la méchanceté des gens mauvais, mais le silence des gens biens.”